Chimère

This entry is part 2 of 5 in the series Aleph

Le vent a acquis un rythme, presque une énergie et une vie propre. Luttant dans le blizzard, la Louve ouvre la marche, oreilles et museau fixés vers l’objectif. Derrière elle la Vouivre s’épuise, son feu-dragon impuissant contre le froid mordant, ses ailes une gêne dans le vent violent. L’Enfant-de-la-mer, louveteau à la fourrure en lames de métal suit, tête pendante et laisse des traces sanglantes sur la glace.

Mûs par un instinct têtu, ils avancent, cherchant ce qui donne vie à ce maléfice. Y a-t-il quelque part un coq en colère dont le battement d’ailes déplace les nuages ? Un magicien jaloux soufflant sur la maison des trois petits cochons ? Une falaise au bord du monde, Extrême Amont ?

Ils marchent, parcourent la moitié d’un monde, puis l’autre. Ils marchent encore et le vent souffle toujours. L’Enfant-de-la-mer a grandit, sa fourrure de métal-rasoir devenue armure d’argent, avec à son côté, la langue acérée de l’épée de vérité. Le vent les enveloppe, tourbillonne et accumule les tempêtes sur [itg-tooltip tooltip-content= »<p>Non, ce n’est pas une faute d’orthographe. Oui, ils sont trois et oui, il n’y a pourtant qu’une tête. Le narrateur n’est pas biologiste mais il a obtenu son certificat en narrativium.</p> »]leur tête[/itg-tooltip].

Alors qu’ils sont à bout de force, les voilà devant une bête monstrueuse. Gueule de loup, crocs acérés, son souffle charrie des lames de glace. Campée sur un torse d’homme et des jambes gainées d’acier, elle brandit un glaive jetant des étincelles bleutées. Dans son dos, une paire d’ailes cuirassées fait l’ouragan qui les meurtri. Devant la terrible vision, Louve découvre ses crocs, l’Enfant-de-la-mer brandit l’épée et la Vouivre rassemble ses forces pour un assaut désespéré. Mais la bête menaçante leur semble familière et dans la main du guerrier, l’épée de vérité refuse de bouger. La glace devant eux forme un miroir parfait. La Louve s’apaise et la bête ouvre sa gueule grand pour bailler. Le guerrier range l’épée et la bête s’assied. La Vouivre replie ses ailes et soudain la bête disparaît. Louve-Vouivre-Guerrier se love dans un creux abrité, yeux de braise fermés. Tas de fourrure mêlée, avec dessous, rien d’autre qu’une femme endormie. Elle émerge lentement de l’océan agité par Morphée. De son filet s’échappent des rêves scintillants : elle passera la journée à chercher la Muse qui la fuit.

Pour une fois ce n’est pas l’art qui m’a inspiré le texte mais plutôt le texte qui appelait cette illustration. Non non, ç’a été écrit devant une énième statue de jeune fille censée représenter la moisson ou que sais-je, au Louvre. Courser la Muse m’a juste emmenée très très loin. Encore.

Elle vient puis va à son gré, la Muse. Je l’apprivoise petit à petit, je sais ce qui lui plaît. Elle aime la compagnie avant tout, la solitude semble lui peser. Elle aime les offrandes aussi, déesse exigeante qui réclame les mets les plus raffinés. Le Louvre est son temple préféré, encore qu’elle ne dédaigne pas pointer son museau de chatte curieuse dans les lieux les plus incongrus. Peut-être est-elle là, toujours, à s’égosiller dans mes oreilles sourdes. Il est vrai que sa voix fluette, ténue, est difficile à ouïr dans le vacarme constant de mes pensées turbulentes.

Faire entendre cette petite voix, ça n’est parfois que faire taire tout le reste, comme tenter de distinguer le tintement cristallin du triangle quand les cordes et les cuivres se disputent au premier rang. C’est la voix de la fillette qui chantonne en dansant, dans la cour, tout près de l’avenue, dans le bruit des klaxons et des ronflements de moteur.

C’est le goût d’une larme qui tombe dans un verre de vin.

Aujourd’hui, Muse me fuit.

Ecrit au Louvre en compagnie de ♥Saba le 12 X 2016, jour de panne

Intérieur d’église, effet de nuit

Comme d’habitude, j’avais bâclé la messe du matin. La prêtrise n’avait rien d’une vocation, surtout lorsque je devais accomplir cette corvée quotidienne aux petites heures du matin. A cette heure-là mon seul public était le boulanger et les vieux, insomniaques. Les beaux jeunes gens ne venaient qu’aux vêpres où je n’étais pas autorisé à officier, et où je ne pouvais donc pas voir l’assemblée, ce qui aurait été ma consolation.

Je traînais dans la nef, peu pressé de rejoindre le presbytère où une corvée de plus m’attendait : écrire le sermon du curé. Ha ! Je n’étais pas assez bon pour récolter les lauriers mais je l’étais bien assez pour faire le boulot pour lui ! Je préparais ma vengeance subtilement en glissant régulièrement des allusions dans ses sermons à côté desquelles sa cervelle épaisse passait sans frémir et qui le moment venu le décrédibiliseraient totalement. En attendant, le prochain évangile parlait de vol et de mensonge et j’avais l’intention de placer quelques phrases bien senties pour dénoncer l’exploitation qu’il faisait de mes talents. Il ne me relisait jamais de toutes façons, persuadé qu’il était de son bon droit et de ma coopération servile. Je ricanais déjà : soit il lirait devant l’assemblée l’aveu de sa paresse, soit il se rendrait compte de ce qu’il disait et il serait bon pour bafouiller et quitter la chaire sans oser finir de peur que la suite ne soit pire.

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La Danse et l’Ombre

La musique est un simple rythme à présent, les musiciens ont abandonné l’un après l’autre d’épuisement. Je sens ma concentration faiblir, mes muscles trembler. Notre survie est en jeu, comme ça l’est maintenant chaque fois. L’enjeu devrait être écrasant mais ça ne m’impressionne plus. L’Ombre vient, menaçante, d’indicibles horreurs inconnues cachées en son sein et la Danse la fait disparaître comme un mauvais rêve à la lumière du matin. Entrer dans L’Ombre produit d’étranges effets. Disparitions, folie, difformités, mort pour les chanceux. À chaque venue elle est plus dense, plus étendue et reste plus longtemps. Par chance elle ne vient qu’ici, dans le temple et seulement de nuit. Personne ne se souvient d’une époque où ce n’était pas le cas et il me semble parfois qu’elle nous a toujours accompagnés. L’Ombre et la Danse qui l’exorcise. Continue reading « La Danse et l’Ombre »

« Lors même que l’on n’est pas le chêne ou le tilleul… »

voiles végétales photo_2017-04-21_23-06-16Ugg était béat.

Il était souvent béat, le soleil lui faisait cet effet là. Il se laissait bercer par la brise, sa conscience amorphe envahie par les bruissements du bosquet d’aulnes voisin. Onn propageait gaiement les derniers potins, toujours prêt enjoliver son récit. Ugg laissait dire, pas dupe mais bon public. Un coup de vent un peu plus fort le fit grincer et ses mésanges s’envolèrent d’un coup d’aile. La renarde qui avait fait sa tanière au flanc de la colline perdait son poil d’hiver par touffe et le couple profitait de l’aubaine pour garnir son nid.

Le babil incessant d’Onn attira soudain son attention. “Humain-avec-des-outils, passe près d’Onn, passe près d’Ugg, passe près d’Uss, passe près d…” Onn déroula la litanie des noms jusqu’aux limites orientales de la forêt. Au-delà, il y avait d’autres arbres bien sûr mais ils étaient trop loin pour communiquer facilement. Ainsi donc des humains étaient venus arpenter le sous-bois ? Pas de simples promeneurs mais des humains avec des outils. Ugg s’agita dans la brise printanière. Il n’y avait pas prêté attention sur le moment mais il se souvenait vaguement de leur passage. Ils avaient… des outils en métal, de grandes feuilles bruissantes aussi. Onn disait qu’ils avaient coloré l’écorce de certains arbres un peu plus loin. Continue reading « « Lors même que l’on n’est pas le chêne ou le tilleul… » »

Sa Majesté Des Huîtres : un peu, mais point trop n’en faut !

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– Chambellan ! Chambellan !!!
– Oui Votre Grandeur ?
– Où sont les rapports d’hier sur la production journalière de perles du royaume ?
– Sur votre bureau Votre Majesté, comme d’habitude.
– Ah ! (elle lit) hum-hum, hum-hum. Ça ne va pas. Là par exemple, la production du secteur Albertii, on ne sait pas ce qu’ils ont fait de leur journée ! Il faut détailler plus !
– Détailler plus ? À vos ordres Majesté.

Le lendemain, le Chambellan a pris soin de transmettre les nouveaux ordres au secteur Albertii. Il amène les comptes à la souveraine, espérant qu’elle sera satisfaite des efforts de chacun. Elle parcourt le document rapidement, ponctuant sa lecture d’un « hum-hum » et conclue en disant :

– Voilà, comme ça c’est mieux, comme ça on sait ce que chacun a fait, c’est plus clair.

Tout content, le chambellan félicite les équipes et pendant quelques jours, tout le monde est heureux au royaume des huîtres. Un matin pourtant, l’orage éclate sans avertissement…

– Chambellan ! Chambellan !!!
– Oui Votre Grandeur ?
– Où sont les rapports d’hier sur la production journalière de perles du royaume ?
– Sur votre bureau Votre Majesté, comme d’habitude.
– Ah ! (elle lit) hum-hum, hum-hum. Ça ne va pas. C’est beaucoup trop détaillé, il faut faire plus court !
– Plus court Votre Majesté ? Mais…
– Plus court oui ! Faites plus court !

Et elle le chasse d’un geste négligent de la main. Un peu perplexe, le chambellan transmet à nouveau fidèlement les ordres du monarque. Le lendemain, il apporte le compte-rendu du jour un peu tremblant, ne sachant guère comment il sera reçu.

– Hum-hum ? C’est pas mal mais… Ça n’est pas assez détaillé.
– Votre Majesté, je n’ai pas compris ce que vous vouliez : faut-il plus court ou plus détaillé ?
– Je t’explique : le compte-rendu, il faut le détailler mais pas trop, tu comprends ?
– Non Votre Grandeur.
– Ah. Bon alors, il faut que ce soit court donc tu le détailles mais pas trop.
– À vos ordres Votre Enflure !

Sa Majesté Des Huîtres : compter jusqu’à quatre.

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– Votre Grandeur…
– Ah Chambellan, je voulais te voir. Il faut organiser une grande réception en l’honneur du Prince du royaume voisin.
– Bien Votre Grandeur. Combien de personnes seront-elles présentes ? Je dois en informer les cuisines.
– Trois. Moi évidemment, le Prince, toi et le conseiller du Prince.
– Quatre donc, très bien.
– Non non, trois.
– Je ne comprends pas Votre Majesté, Vous, le Prince, moi et le conseiller, ça fait bien quatre.
– Non non, moi tu me comptes mais tu me comptes pas.
– Pardon ?
– Tu ne comprends rien ! Moi tu me comptes mais tu me comptes pas ! Ça fait trois !
– À vos ordres Votre Majesté !

Pinctada inflata : sa majesté des huîtres

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Une matinée ordinaire dans la baie des perles. Sa Majesté Des Huîtres souffre depuis plusieurs jours d’une inflammation de l’ego extrêmement douloureuse et ses sujets se sont rassemblés autour d’elle, écoutant patiemment ses doléances. D’un seul coup, Sa Majesté bondit vers la porte :

– Où est Emil ? Où est Emil ?

Autour d’elle, tous se regardent, surpris et légèrement inquiets. Finalement une suivante ose poser la question que tous se posent :

– Votre Majesté, qui est Emil ?
– Qui ça ?
– Emil Votre Majesté.
– Qui est Emil ?

La suivante de plus en plus inquiète continue bravement, espérant que l’inflammation dont souffre sa souveraine n’ai pas commencé à causer des dommages cérébraux.

– Je ne sais pas Votre Majesté, c’est vous qui avez appelé Emil. Ne savez vous pas de qui vous parlez ?
– Non. Non, je ne sais pas.

La suivante désemparée éclate en sanglots mais le fou qui ricanait doucement dans un coin s’esclaffe à grand éclats de rires. Le reste de l’assemblée est secouée de toux soudaines qui dissimulent mal des rires nerveux. 

La pauvre suivante s’enfuie, heurtant dans sa course un vieillard sombre dont les paroles prophétiques la poursuivent :

 » Ce royaume est maudit ! Cinq souverains en trois ans, chacun plus fou que le précédent ! Maudit ! Maudit !  »

Une fois n’est pas coutume, je modifie légèrement le décor de cette anecdote. Néanmoins le dialogue, dans son intégralité, correspond mot pour mot à ce qui s’est réellement passé. Vive Sa Majesté Pinctada Inflata ! 

Caracalla 

Caracalla, dessin au bic par Saba-chan

Rage de lave épaisse, rougeoyante. Montant lentement dans la cheminée, à petits bouillons sombres et ruminants de vieilles rancunes. Pas de signes annonciateurs, aucun indice. Un matin, ce n’est pas bonjour, c’est un torrent d’avanies insanes qui se déverse. Rien à faire qu’attendre que ça cesse. Se mettre hors de portée de canne. Ça dure. Endurer. Perdurer. Continue reading « Caracalla « 

Aleph, Lothar

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Aleph semblait glisser sur le sol irrégulier et son pas léger ne laissait pas d’empreinte. Brumeuse et incertaine, elle traversait la futaie sans déranger les branches ni froisser les feuilles. Auprès d’elle, je me faisais l’effet d’un sanglier grossier, ahanant et soufflant bruyamment, brisant les brindilles et peinant à suivre un rythme qu’elle tenait pourtant sans effort apparent. Je ne comprenais pas pourquoi elle acceptait ma présence mais je profitais de l’occasion inespérée sans poser de question de peur qu’elle ne change d’avis. Continue reading « Aleph, Lothar »

Celle qui sait 

Libuse, la prophétesse, Karel Masek

Je flotte à la dérive, sans attache. Je flotte dans l’Océan, dans la Matière protéiforme de l’Espace et du Temps.

Ils sont venus à moi avec leurs questions, avec leur foi inébranlable.

– Libùsè, toi qui sait, me supplient-ils, dis-nous les guerres, les mariages, les saisons.

Comment puis-je leur refuser ce réconfort, même si je le sais vain ? Ils croient que c’est là un pouvoir, que savoir leur donne prise sur leur futur mais ce savoir là les enferme, fige leur destin comme si c’était ma parole qui lui donnait forme.

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