La Danse et l’Ombre

La musique est un simple rythme à présent, les musiciens ont abandonné l’un après l’autre d’épuisement. Je sens ma concentration faiblir, mes muscles trembler. Notre survie est en jeu, comme ça l’est maintenant chaque fois. L’enjeu devrait être écrasant mais ça ne m’impressionne plus. L’Ombre vient, menaçante, d’indicibles horreurs inconnues cachées en son sein et la Danse la fait disparaître comme un mauvais rêve à la lumière du matin. Entrer dans L’Ombre produit d’étranges effets. Disparitions, folie, difformités, mort pour les chanceux. À chaque venue elle est plus dense, plus étendue et reste plus longtemps. Par chance elle ne vient qu’ici, dans le temple et seulement de nuit. Personne ne se souvient d’une époque où ce n’était pas le cas et il me semble parfois qu’elle nous a toujours accompagnés. L’Ombre et la Danse qui l’exorcise.

Je suis le dernier des Danseurs, le seul à connaître les secrets. Il y a des apprentis mais aucun capable d’hypnotiser l’Ombre et de la renvoyer. Ils ne survivraient pas plus de deux minutes. À la moindre erreur, l’Ombre… frappe est le mot qui convient. Une mince vrille d’Ombre se détend comme un fouet et un autre Danseur remplace celui qui tombe. Mais plus maintenant, les Danseurs sont tous morts et je suis le dernier d’entre eux. Et l’Ombre vient toujours, de plus en plus difficile à renvoyer, comme si elle savait, comme si un démon maléfique lui soufflait que je suis le dernier, que lorsque je faiblirai elle sera libre de parcourir le monde, comme si elle tentait de surmonter le dernier obstacle sur son chemin.

Le dernier musicien s’est tu. C’est sans importance, seule la Danse importe. Je me souviens des heures passées à étudier les pas précis, les années d’apprentissage. Puis alors que je me croyais prêt, l’initiation. Le secret de la Danse, ni les pas, ni les mouvements précis mais la transe qui donne au Danseur la capacité d’harmoniser ses émotions à celles de l’Ombre et de les changer, petit à petit. D’adoucir la terreur, la douleur, la haine et d’y instiller calme, sérénité, paix… jusqu’à l’oubli.

Depuis combien d’heures dancè-je ? Chaque nuit est plus pénible que la précédente et ma première erreur sera la fin. Un mouvement soudain dans le nuage sombre ravive mon attention, il est presque temps, je ne dois pas échouer maintenant. L’Ombre ondule et je manque de trébucher de soulagement. Enfin le moment attendu est venu ! Maintenant commence la dernière séquence de la Danse, la plus ardue, celle qui fera s’évanouir les dernières traces de la terreur nocturne. L’accompagnement musical habituel est une tendre berceuse et je Dance l’Amour. Inlassablement je Danse la mère qui berce son enfant, me souvenant des douces caresses maternelles qui m’endormaient lorsque j’étais bébé.

Enfin l’Ombre disparaît et je m’effondre sur place, incapable de faire un pas de plus. Ils m’emportent. Ils vont me nourrir de force, me baigner, me border dans un lit dont ils me tireront encore lorsque le Veilleur sonnera l’alarme, nuit après nuit après nuit.

Sans fin.


Pour un mien-Danseur et pour chasser la nuit

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