C’était un jour semblable à tous les autres jours. Un jour gris, un jour d’ennui. J’étais malade depuis longtemps déjà et c’était ma première sortie. Il faisait froid et le timide soleil d’hiver ne réchauffait pas vraiment. Pour vaincre l’ennui lancinant, j’avais décidé enfin d’apprendre à coudre.
Pour potasser mon sujet, je voulais acheter une « somme » qui me permettrait de débuter. En sortant de ma séance de kiné, moulue mais détendue, j’allais donc au centre commercial voisin. Je passais devant une boutique qui vendait quelques livres : je savais qu’ils n’avaient pas ce que je cherchais mais ils vendaient aussi des huiles essentielles et j’en profitait pour faire le plein d’odeurs.
Au rayon bouquins, sans surprise, rien sur la couture mais un petit volume un peu jaune, dont le titre racoleur m’attira : pour les gens intelligents qui ne se trouvent pas doués ? Vraiment ? Tiens, tiens !
Le petit livre était mince entre mes doigts. Par réflexe, je le portais à mon nez mais son odeur de papier neuf m’indifférait. Je feuilletais quelques pages et lu au hasard quelques lignes. Soudain un vertige failli me le faire lâcher. Me sentant pâle, parcourue de frissons et d’une sueur froide, je refermai le lire et m’agrippais à la pile. Impossible ! Je relus cette phrase perfide et un peu encore la suite. Paniquée, je lâchais le livre et sortis rapidement du magasin. Mon esprit était dévasté par un raz-de-marée, une remise en question totale de mon être et du sens de ma vie. Ces quelques mots décrivaient précisément une expérience personnelle que j’avais crue unique. J’avais pensé que l’unicité de nos expériences et la difficulté de communiquer faisait de moi un être à part, isolé sur une île flanquée de gouffres infranchissables et je découvrais soudain que je n’étais pas seule au monde, que d’autres comprenaient ce que je vivais et en faisaient l’expérience. Cette révélation bouleversait tout ce que je croyais savoir de moi.
J’avais pris soin de noter les références de ce petit opus (on ne se refait pas !) et je me ruais alors dans la librairie qui était mon but initial. Par acquit de conscience je choisis un ouvrage de couture puis me mis à dévaliser le rayon « développement personnel ». Rentrant chez moi avec trois livres, j’étais totalement centrée sur moi-même, le cerveau en ébullition tentant de réorganiser le monde selon cette nouvelle découverte
Hésitant à me lancer de front dans la lecture qui m’attendait – ce qui aurait signifié plusieurs heures de lecture d’affilées, un dîner pas prêt, un compagnon grognon – je me forçais à patienter jusqu’au soir dans un état second. Plus rien n’existait que mon souffle et les battements de mon coeur.
Lorsqu’enfin je pus m’installer avec mes livres, j’avais à peu près intégré cette réalité nouvelle et j’étais prête à en apprendre davantage sur ces gens qui étaient comme moi, sur moi.
Ce jour-là, je suis devenue moi et chaque jour depuis un peu, j’apprends ce que « je » veut dire
écrit lors d’un atelier, le 25 juin 2013
Françoise Sagan
Nous sommes peu à penser trop, trop à penser peu.