Aleph, Lothar

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Aleph semblait glisser sur le sol irrégulier et son pas léger ne laissait pas d’empreinte. Brumeuse et incertaine, elle traversait la futaie sans déranger les branches ni froisser les feuilles. Auprès d’elle, je me faisais l’effet d’un sanglier grossier, ahanant et soufflant bruyamment, brisant les brindilles et peinant à suivre un rythme qu’elle tenait pourtant sans effort apparent. Je ne comprenais pas pourquoi elle acceptait ma présence mais je profitais de l’occasion inespérée sans poser de question de peur qu’elle ne change d’avis. Continue reading « Aleph, Lothar »

Chimère

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Le vent a acquis un rythme, presque une énergie et une vie propre. Luttant dans le blizzard, la Louve ouvre la marche, oreilles et museau fixés vers l’objectif. Derrière elle la Vouivre s’épuise, son feu-dragon impuissant contre le froid mordant, ses ailes une gêne dans le vent violent. L’Enfant-de-la-mer, louveteau à la fourrure en lames de métal suit, tête pendante et laisse des traces sanglantes sur la glace.

Mûs par un instinct têtu, ils avancent, cherchant ce qui donne vie à ce maléfice. Y a-t-il quelque part un coq en colère dont le battement d’ailes déplace les nuages ? Un magicien jaloux soufflant sur la maison des trois petits cochons ? Une falaise au bord du monde, Extrême Amont ?

Ils marchent, parcourent la moitié d’un monde, puis l’autre. Ils marchent encore et le vent souffle toujours. L’Enfant-de-la-mer a grandit, sa fourrure de métal-rasoir devenue armure d’argent, avec à son côté, la langue acérée de l’épée de vérité. Le vent les enveloppe, tourbillonne et accumule les tempêtes sur [itg-tooltip tooltip-content= »<p>Non, ce n’est pas une faute d’orthographe. Oui, ils sont trois et oui, il n’y a pourtant qu’une tête. Le narrateur n’est pas biologiste mais il a obtenu son certificat en narrativium.</p> »]leur tête[/itg-tooltip].

Alors qu’ils sont à bout de force, les voilà devant une bête monstrueuse. Gueule de loup, crocs acérés, son souffle charrie des lames de glace. Campée sur un torse d’homme et des jambes gainées d’acier, elle brandit un glaive jetant des étincelles bleutées. Dans son dos, une paire d’ailes cuirassées fait l’ouragan qui les meurtri. Devant la terrible vision, Louve découvre ses crocs, l’Enfant-de-la-mer brandit l’épée et la Vouivre rassemble ses forces pour un assaut désespéré. Mais la bête menaçante leur semble familière et dans la main du guerrier, l’épée de vérité refuse de bouger. La glace devant eux forme un miroir parfait. La Louve s’apaise et la bête ouvre sa gueule grand pour bailler. Le guerrier range l’épée et la bête s’assied. La Vouivre replie ses ailes et soudain la bête disparaît. Louve-Vouivre-Guerrier se love dans un creux abrité, yeux de braise fermés. Tas de fourrure mêlée, avec dessous, rien d’autre qu’une femme endormie. Elle émerge lentement de l’océan agité par Morphée. De son filet s’échappent des rêves scintillants : elle passera la journée à chercher la Muse qui la fuit.

Pour une fois ce n’est pas l’art qui m’a inspiré le texte mais plutôt le texte qui appelait cette illustration. Non non, ç’a été écrit devant une énième statue de jeune fille censée représenter la moisson ou que sais-je, au Louvre. Courser la Muse m’a juste emmenée très très loin. Encore.

Elle vient puis va à son gré, la Muse. Je l’apprivoise petit à petit, je sais ce qui lui plaît. Elle aime la compagnie avant tout, la solitude semble lui peser. Elle aime les offrandes aussi, déesse exigeante qui réclame les mets les plus raffinés. Le Louvre est son temple préféré, encore qu’elle ne dédaigne pas pointer son museau de chatte curieuse dans les lieux les plus incongrus. Peut-être est-elle là, toujours, à s’égosiller dans mes oreilles sourdes. Il est vrai que sa voix fluette, ténue, est difficile à ouïr dans le vacarme constant de mes pensées turbulentes.

Faire entendre cette petite voix, ça n’est parfois que faire taire tout le reste, comme tenter de distinguer le tintement cristallin du triangle quand les cordes et les cuivres se disputent au premier rang. C’est la voix de la fillette qui chantonne en dansant, dans la cour, tout près de l’avenue, dans le bruit des klaxons et des ronflements de moteur.

C’est le goût d’une larme qui tombe dans un verre de vin.

Aujourd’hui, Muse me fuit.

Ecrit au Louvre en compagnie de ♥Saba le 12 X 2016, jour de panne

Les collines

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Le miroir bombé faisait onduler la vision. Les collines, que je savais pentues, devinrent des miches voluptueuses, couvertes de velours vert vif, foncèrent et virèrent au mordoré. Puis les boules de coton vertes des arbres explosèrent et laissèrent place à des squelettes sombres qui se détachaient sur la neige fraîche. D’activités humaines, pas de traces, que la pousse accélérée du blé et la trace persistante des chemins.

Aleph continuait son hallucinante danse digitale, cherchant dans le temps un repère imperceptible. L’image fluide, vivante, ralentit, perdant de sa luminosité. Les doigts se stabilisèrent à un rythme perceptible et se figèrent, tordus dans une pose impossible. Continue reading « Les collines »

Georges et le dragon

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Je suis Aleph en silence. J’ignore où nous sommes, ou quand. Nous sommes là pour étudier m’a-t-elle dit et refuse obstinément d’ajouter aucun détail. Nous avons laissé derrière nous stylos et téléphones et jusqu’à nos sous-vêtements, anachroniques. Je pensais regretter le confort des vêtements modernes mais ma tenue est plutôt pratique. Enfin tant que je n’ai pas besoin de courir.

Aleph m’a jeté un sort pendant qu’elle pensait que je ne regardais pas. Je ne regardais pas mais mon acuité magique s’est beaucoup développée depuis le début de mon apprentissage et j’ai senti le sort se déployer, effleurer ma tête et picoter ma langue. Lorsqu’il s’est enraciné, mon bouillonnement mental s’est apaisé. Elle s’est assurée que je ne parlerai pas à tort et à travers comme cela m’arrive souvent. Bien, bonne idée. J’étudie la structure du sort pendant que nous marchons : si je pouvais le lancer moi-même, je m’épargnerai bien des problèmes…

Absorbée par le sort, je percute brutalement Aleph qui s’est arrêtée et nous tombons dans la poussière du chemin. Je suis encore en train d’essayer de démêler mes jupons lorsque la raison de son arrêt apparaît, habillée d’armures de cuir menaçantes et armée d’acier, sur le dos d’une paire de chevaux. Continue reading « Georges et le dragon »

Être ou ne pas être

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Je m’aventurais dans une partie de la maison où je n’étais jamais entrée auparavant. Aleph m’avait mise en garde avec force contre les dangers d’ouvrir des portes sans savoir où j’allais. Pour certaines littéralement : j’avais un jour passé un seuil en rêvant les yeux ouverts à une amie d’enfance et je m’étais retrouvée dans son ancienne chambre, dans la maison de sa jeunesse qui était à présent occupée par une famille inconnue. Je n’avais échappé à une arrestation pour cambriolage que grâce à l’arrivée opportune d’Aleph. Depuis, je n’arpentais les lieux qu’avec la plus grande prudence et en suivant scrupuleusement ses instructions.
Malgré toutes mes précautions cependant, il semblait que je m’étais perdue. Je me trouvais en haut d’un escalier de bois sombre, fleurant bon la cire fraîche. Je consultais nerveusement le papier où j’avais noté la route à suivre. A droite après le patio météo, tout droit dans la coursive ondulée. A midi, passer la porte bleue puis traverser le hall.
Le patio, la coursive, la porte bleue, j’avais tout bon. Seulement voilà, derrière la porte bleue, pas de hall mais un escalier. Une minute, midi, midi… J’avais entendu midi sonner en traversant le patio. Si Aleph avait dit midi, ça devait être important. J’avais franchi la porte plus tard, ce n’était peut-être pas la bonne. Pas le bon moment. Pas la bonne porte. Continue reading « Être ou ne pas être »