Lucius Verus

Lucius Verus, co-empereur de Marc Aurèle de 161 à 169, marbre.

J’ai réussi. Me voici enfin en présence de l’empereur. Moi qui suis si sûr de ma force, de mon courage, moi qui me suis répété un million de fois qu’un empereur n’est qu’un homme, me voilà impressionné par cette présence. Le doute m’envahit. Ma raison a beau énumérer tous les arguments si souvent ressassés contre la nature divine des empereurs romains, mon âme est sensible aux qualités qui se devinent en ce souverain. Il n’est pas si grand, il n’est même pas si musclé, mais il a ce regard, ce regard changeant.

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L’Arbre-Monde ou comment la Femme devint Sage

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Dans un lieu ancien et reculé, Mieux-Aimé il y avait un Arbre. C’était le Premier Arbre, l’Arbre-Monde. Il était si haut que sa cime perçait les nuages, si bien que ses plus hautes branches étaient toujours ensoleillées et s’enracinait si profondément qu’il recevait aussi la chaleur de la Terre. Les nuages cotonneux qui s’accrochaient à ses feuilles percolaient goutte à goutte et nourrissaient la vie qui y nichait, jardins à l’affût, parfums colorés et fleurs entêtantes, oiseaux suspendus, rongeurs bavards, félins joueurs.
En ce temps là Mieux-Aimé, l’Homme et la Femme vivaient libres et sans crainte, abrités sous les branches. L’Arbre-Monde leur pleuvait gentiment ses fruits, sucrés et juteux et l’Écureuil venait partager ses amandes et ses jeux. Le Merle chantait pour eux chaque matin et chaque soir et ils l’écoutaient ravis.
Mais le Chat restait au loin, il attendait et observait. Il voyait l’Homme et la Femme s’aimer et en était jaloux. Il se persuada qu’il était heureux seul, tant et si bien qu’il devint le Chat qui s’en va tout seul. Il continuait d’observer de loin et de fermer son cœur. Vint le moment où il ne put plus supporter leur bonheur.
C’était un jour où le Chat était sur une branche basse et voyait à travers le feuillage dense tacheté de lumière, les têtes jointes de l’Homme et de la Femme embrassés qui ondulaient doucement. Près de lui, la Merlette, qui ne l’avait pas vu car il était venu à pas de velours, tapait du pied :
– Merle, nous aurons bientôt nos œufs et le nid n’est pas prêt. Où sont les brindilles que tu devais m’amener ?
– Merlette, j’ai fait ce que j’ai pu, c’est Dédé, il avait besoin des clefs du camion.
La Merlette qui n’aimait pas les inventions fantasques du Merle, tapa furieusement du pied et la branche trembla.
– Et j’ai dû échapper au Chat qui m’a poursuivi toute l’après-midi pour faire de moi son repas.
La Merlette amollie se laissa bécoter.
Le Chat, dégoûté par cette accusation injuste, hésitait à croquer le menteur quand il entendit le rire de la Femme. Elle plongeait son regard à travers le feuillage et se moquait doucement des malheurs du Merle et de la Merlette. Comme le Chat allait bondir sur sa proie, son regard croisa celui de la Femme. Son avertissement silencieux toucha le Chat au cœur. Poils hérissés, il feula et dit :
– Je suis le Chat qui s’en va tout seul et tous lieux se valent pour moi.
Et il partit, bondissant légèrement de branche en branche, jusqu’au sol et tournant un dos dédaigneux, fouettant l’air de sa queue, il quitta l’Arbre-Monde et n’y revint plus.
Et c’est ainsi, Mieux-Aimé, que le Chat s’en alla vers le Bois Sauvage et ses chemins Mouillés et que la Femme devint sage, plus sage que l’Homme. Avec le temps, la Femme eut soif de découvrir le Vaste Monde et elle emmena l’Homme et eux aussi quittèrent l’abri de L’Arbre-Monde et ils n’y revinrent plus.
Ils vinrent un jour s’installer près du Bois Sauvage mais ceci, Mieux-Aimé, est une toute autre histoire.

Un brin de muguet

J’ouvre les yeux. Un halo éclatant. Je persiste, le halo se résout en formes laiteuses entourées de bleu vif. Le ciel. Un vent froid balaie mon visage et mes sensations reviennent d’un seul coup, douloureuses. Je suis resté trop longtemps immobile sur la terre dure, mes muscles fatigués protestent. Je me lève pourtant, il faut redescendre ou risquer d’être surpris par la nuit sur les sommets. Il va falloir revoir mon programme à la baisse, je ne peux plus gambader comme je le faisais à 25 ans. J’aurai aimé trouvé un brin de muguet à apporter à Eléanore mais à cette altitude il est toujours plus tardif. Elle ne m’en voudra pas. Je me corrige tristement, elle ne m’en aurait pas voulu, elle qui a été auprès de moi si longtemps. Je reprends mon sac. Mon dos proteste comme je ramasse ma canne et je reprends le sentier vers la vallée, le pas léger, libre.

Des mots en bocaux

un exercice d’écriture : écrire une phrase contenant un mot tiré au hasard, puis tout un texte…

Malgré son arrivée tardive, elle parvint à entrer dans la salle. Elle sortit subrepticement un croissant de son sac. Lorsqu’elle mordit dedans, un fort goût d’épice lui envahit la bouche. En tombant tout à l’heure sur la mosaïque de la cuisine, le croissant avait touché un reste de piment tombé par terre. La force de l’épice fraîche la fit pleurer et rater son passage préféré du film qu’elle voyait pour la 5ème fois. C’était vraiment une histoire pour adolescents mais elle pleurait à la fin à chaque fois et elle était dépitée d’avoir raté son moment favori. Évidemment avec ce maudit piment jamaïcain ! La prochaine ois, elle penserait à lessiver le sol…

La foule

Elle était perdue dans la foule.
Être perdue, elle en avait l’habitude et cela ne l’effrayait pas. Elle savait pouvoir retrouver son chemin. C’était ce monstre aux mille visages qui l’oppressait, l’étouffait. Un remous dans le flot l’aurait écrasée, anéantie comme rien.

Elle restai prudemment sur le bord, longeant les larges rues de l’exposition sans se mêler aux badauds, attentive même à ne se laisser frôler par personne. Les larges étals colorés la fascinaient. De nombreux artisans venus du monde entier s’étaient rassemblés là avec leurs articles inconnus. Malgré le ciel gris les couleurs lui paraissaient plus vives et les odeurs la déroutaient.
– Ariane !
Son père la cherchait. Sa voix avait une pointe d’impatience qu’elle avait appris à reconnaître : il l’avait déjà appelée et elle ne l’avait pas entendu.
Elle se dirigea vers sa voix en aveugle. Elle aperçut bientôt sa silhouette. Il se tenait au milieu de la ruelle, forçant les gens à le contourner, et grognait en regardant de tous côtés pour tenter de l’apercevoir.
Elle prit une grande inspiration, rassemblait son courage et entreprit d’écarter ceux qui la séparaient de son père. Elle fut bousculée, injuriée, écrasée, puis un dernier remous la jeta
près de lui.
– Où étais-tu encore fourrée ? On te cherche partout. Allez viens, il y a un spectacle. Ca va te plaire, tu verras.
Elle ne devait pas avoir l’air très enthousiaste car il lui pressa l’épaule et ajouta « Allez, viens vite ». Elle se dégagea de son étreinte et le suivit lentement, traînant des pieds autant que possible.